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Le lotissement de Beaumanoir à Fondettes - photo Jean-Pierre Dubois

La pensée paysagère dans les lotissements d’après-guerre

On croit trop souvent que la pensée paysagère est une notion nouvelle et que tous les lotissements réalisés dans les années d’après-guerre n’étaient que des “terrains à bâtir” réalisés sans aucune réflexion paysagère et seulement viabilisés. Il n’en est rien.

Pierre Sudreau

Le sujet de la reconstruction a plutôt, d’une façon générale, été traité en France avec une grande attention par les différents ministères en place ; et même, s’il faut bien dire qu’entre février 1955 et mai 1958, c’est la valse des ministres et des secrétaires d’Etat au ministère de la reconstruction et du logement, jusqu’à ce que Pierre SUDREAU (1) soit nommé ministre de la Construction par le général de Gaulle dans le dernier gouvernement de la IVème République en 1958. Celui-ci n’aurait pu que passer ; mais non, il sera encore ministre de la construction dans le gouvernement de Michel DEBRÉ, et ce jusqu’au 14 avril 1962, peu de temps après avoir rédigé sa circulaire relative à la maison individuelle et à l’urbanisme ; cet intérêt du ministre aura peut-être permis d’avoir une pensée publique stable, utile au développement du bâti et donc à la façon de concevoir et d’organiser les nouveaux lotissements.

Avec comme premier objectif « d’aérer, unifier et embellir la ville »(2)

Le lotissement de Sans Souci
Le village du Merlier

Et nous sommes encore surpris, lorsque l’on visite quelques beaux lotissements réalisés dans cette période (3,4) qui privilégient la qualité du paysage ; ou même lorsqu’on lit quelques propos écrits en 1956 par des services attachés au MRU (Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme) comme : “Le terrain devra permettre par sa forme et ses dimensions une utilisation rationnelle de l’espace (…) être d’un accès facile et relié directement aux grandes communications. Être situé à écart des vents dominants, véhiculant les fumées industrielles et à l’écart des zones inondables, dangereuses ou bruyantes (zones industrielles, terrains d’aviation, etc…) (…) Le maximum d’espaces verts qu’il [le maître ouvrage] distribuera judicieusement (…) pour un minimum d’entretien (…) Éviter parkings rectangulaires de grande surface dont l’exploitation n’est pas rationnelle. Leur préférer des ouvrages plus étroits parallèles aux voies de desserte (dispositifs en arêtes de poisson) (…), discriminant les voies réservées aux véhicules de celles réservées aux piétons (…) d’une largeur conditionnée par leur fonction (…) Dans la mesure du possible le parcours obligatoire entre l’unité d’habitation et les écoles ne devra pas être coupé par les voies de circulation automobile (…), le plan-masse devra s’accommoder du terrain (…) de façon à altérer aussi peu que possible le caractère du paysage naturel (…) L’orientation des bâtiments devra permettre un ensoleillement optimum des logements et la meilleure protection contre les pluies et les vents dominants (…) Les arbres seront plantés à une distance suffisante des façades afin d’éviter l’assombrissement des locaux (…)”  (5)

La mise en place des outils d’urbanisme

Plus encore, l’année 1958 est une année importante dans la mise en place d’outils d’urbanisme en France. C’est en effet dans cette période que naît la politique de “rénovation urbaine” – il s’agit alors principalement de lutter contre l’habitat ancien insalubre, de construire des logements neufs et de créer des villes adaptées à la voiture, de prévoir des “zones à urbaniser en priorité” (ZUP) pour accueillir les habitants des quartiers anciens rasés dans le cadre de la rénovation urbaine – et que naissent les Plans d’urbanisme directeur (PUD). C’est encore en 1958 que l’Etat prend conscience qu’il est impératif de protéger les espaces boisés ; le décret n° 58-1408 du 31 décembre 1958 est même intitulé “décret relatif à la conservation et à la création d’espaces boisés dans les communes tenues d’avoir un plan d’urbanisme”.

Quid de la maison familiale et de l’existence des lotissements ?

Lotissement de Beaumanoir – Une maison jumelle des années 60

Déjà aussi l’étalement urbain pose question et le ministre de la Construction Pierre SUDREAU dans sa circulaire relative à la maison familiale et à l’urbanisme écrira en 1962 en parlant de la maison individuelle : « La maison “familiale” ou “individuelle” est regardée par les uns comme le dernier asile de la liberté et de la famille, par les autres comme le refuge d’un individualisme anachronique. Le débat n’est pas si simple et il faut le dépassionner. C’est un fait que la préférence d’une grande partie du public va à la maison individuelle. Aucun pouvoir n’est fondé à lui refuser cette satisfaction si ce n’est pour une raison d’intérêt général. On n’en voit guère qu’une : ce genre d’habitat demande beaucoup d’espace ; il ne peut donc être adopté pour loger une population nombreuse, sous peine de stériliser beaucoup de terres, d’allonger démesurément les trajets, de gaspiller les deniers publics ; il n’est donc pas à sa place au centre des grandes agglomérations, mais il est parfaitement admissible à leur périphérie ou dans les villes moyennes et les petites localités. »

Dans la même circulaire on lit encore : « Cependant, l’habitat individuel comporte un autre risque : son support classique est le lotissement qui, tel qu’on l’a pratiqué en grand depuis la fin de la première guerre mondiale, est synonyme d’incohérence et de laideur. La division en lots alignés le long des voies de desserte, sans aucune préoccupation de structure, en négligeant de prévoir les services de la vie collective, aboutit à juxtaposer des maisons sur le terrain et non à créer l’habitat d’une communauté. D’autre part, les règles arithmétiques imposées par les cahiers des charges ne suffisent pas à assurer l’harmonie de constructions projetées indépendamment les unes des autres et échelonnées dans le temps. Incohérence sociale, atteinte au paysage, le lotissement est devenu trop souvent la plaie de nos villes et de nos stations de vacances. Ses ravages s’étendent à mesure que, le niveau de vie s’élevant, l’accession à la propriété du logis ou de la résidence secondaire se généralise. Il est grand temps de mettre un terme à ce gâchis. »

Du postulat au principe absolu

Lotissement de Beaumanoir – La Pointe d’Aube

Ainsi pour le ministre de la construction, « désormais un principe absolu devra être observé : les maisons familiales doivent être intégrées dans une composition d’urbanisme et d’architecture ; la conception du “grand ensemble” ne doit pas être réservée à l’habitat collectif mais s’appliquer aussi à l’habitat individuel. Le lotissement, c’est-à-dire la division parcellaire, ne doit en aucun cas précéder le dessin des volumes à construire ; il faut commencer par tracer la composition d’ensemble, établir le plan de masse, répartir les volumes et ne délimiter les parcelles que par voie de conséquence.

Les plans de masse doivent rompre avec la tradition, héritée de l’entre-deux-guerres, du «pavillon» fiché au milieu de son lot, entouré d’un jardin-corridor trop étroit pour les arbres, qui seraient pourtant bien nécessaires pour éviter la promiscuité et donner de l’unité au paysage. Les maisons devront être groupées soit en ensembles mitoyens de deux ou plusieurs constructions, soit en grappes. La composition fera place aux différentes catégories de maisons correspondant, quand à la dimension et au niveau de confort, à la variété des besoins d’une communauté normalement composée. Il faudra d’autre part prévoir, comme cela se fait pour tous les grands ensembles, les équipements de la vie collective et les espaces libres communs. »

Et s’il suffisait d’établir des critères de qualité architecturale, paysagère environnementale et urbaine normés.

Aujourd’hui comme après-guerre, la maison individuelle est très souvent décriée ; sans doute pour les mêmes raisons que celles déjà avancées par Pierre SUDREAU en 1962 : « parce que peu de promoteurs sérieux se sont intéressés à ce genre d’habitat qui appartient toujours au domaine des marchands de terrains et des constructeurs isolés », qui pourtant ajoutait pour conclure : « Il s’agit de réhabiliter la maison individuelle en l’intégrant dans l’urbanisme moderne. » De son côté, l’architecte urbaniste Gérard BAUER (6) écrit en 2006, que « le lotissement tend aujourd’hui à devenir la procédure la plus utilisée pour le développement urbain sur le territoire national et constitue environ un quart de la production française de logements neufs ». De même, certains spécialistes comme Philippe HÉNAULT (7) écrivent : « Au cœur de l’histoire de l’habitat depuis 1945, celle des lotissements reste complexe, décousue, méconnue. L’évaluation des différents dispositifs mis en place et de la production en résultant est inexistante, pourtant une attention particulière permet d’y découvrir des réalisations inventives et riches ».

Cela permettrait-il d’apprécier les lotissements dans une autre mesure ? Comme aussi la cité-jardin (8), qui – bien qu’elle ne soit pas ouvertement utilisée comme modèle – reste une des grandes références fréquemment utilisée par les architectes et les urbanistes.

Notes

(1) En juin 1955 un haut fonctionnaire, l’ancien Directeur de Cabinet d’Edgard FAURE, Pierre SUDREAU est nommé commissaire à la Construction et à l’Urbanisme de la région parisienne. À ce titre, il lance les grands travaux parisiens : RER, périphérique, La Défense. Il y reste jusqu’en 1958, année où il devient ministre de la construction.

(2) Petit clin d’œil de la rédaction : Déjà dans le projet de Napoléon III, il y avait cette volonté d’aérer Paris et surtout de rendre la ville salubre. C’est dans cette période aussi que de nouveaux lotissements sont créés dans les arrondissements périphériques de Paris. Napoléon III nomme Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine en juin 1853 avec pour mission « d’aérer, unifier et embellir la ville ». Ainsi, dans cette période de reconstruction, on aère la ville et on tente de permettre au soleil d’entrer dans les appartements ; dans la partie urbanisée la plus proche des boulevards, on construit quelques lotissements « urbains ».

(3) Dans un terrain accidenté et boisé, “le lotissement de Sans Souci” réalisé par l’Atelier Jean Prouvé entre 1949 et 1952 à Meudon comprenait 14 maison usinées et exploitait merveilleusement la topographie en installant dans le dénivelé et d’une façon libre les différentes habitations.

(4) Construit entre 1958 et 1965 au cœur d’un vallon, au Sud de Saint-Tropez, dans la commune de Ramatuelle, “le village du Merlier” est un lotissement fortement intégré au paysage dessiné par Louis ARRETCHE de L’Atelier de Montrouge; dans cette parcelle arborée de près de deux hectares, 35 maisons rappellent les villages provençaux, avec leur réseau de ruelles, de placettes et d’escaliers.

(5) Dans le document : “dispositions générales pour le SI, CEX, 1956, A. N. 800325/04”. L’unité administrative CEX-Chantiers d’expérience, était rattachée au service des études de la Direction de la Construction ; elle a été supprimée à la fin de 1958.

(6) L’architecte urbaniste Gérard BAUER a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet de la maison individuelle, des lotissements et de l’urbanisation grandissante avec entre autres : La Rurbanisation ou la Ville éparpillée aux Éditions du Seuil en 1976, Un Urbanisme pour les maisons aux Éditions 10/18 en 1979.

(7) Philippe HÉNAULT est architecte et urbaniste de l’État, inspecteur des Patrimoines au ministère de la Culture. Auparavant, il a exercé en tant qu’architecte libéral en France et à l’étranger, notamment en Israël. Chef du bureau de la qualité de l’architecture et du paysage, ministère de la Culture et de la Communication au ministère, il travaille plus particulièrement sur l’architecture de l’habitat au XXe siècle et à sa reconnaissance comme un maillon porteur de pratiques innovantes. Les lotissements – Une histoire de l’habitat individuel groupé de 1940 à nos jours rédigé sous sa direction a été publiée aux Éditions Carré – La Découverte en 2017.

(8) La cité-jardin est un concept théorisé par l’urbaniste britannique Ebenezer Howard en 1898, dans son livre To-morrow : A peaceful path to real reform. C’est une manière de penser la ville qui s’oppose à la ville industrielle polluée et dont on ne contrôle plus le développement pendant la révolution industrielle et qui s’oppose également à la campagne (considérée comme trop loin des villes). Son concept est mis en application par Raymond Unwin dans la réalisation des villes de Letchworth Garden City et de Welwyn Garden City, au nord de Londres, ainsi que d’une « banlieue-jardin » immédiatement au nord du quartier londonien de Hampstead, baptisée Hampstead Garden Suburb. Puis le modèle se répand un peu partout dans le monde.

La cité-jardin de Howard est définie par les principaux points suivants :

  • une maîtrise publique du foncier (ce dernier appartient à la municipalité afin d’éviter la spéculation financière sur la terre) ;
  • la présence d’une ceinture agricole autour de la ville (pour l’alimenter en denrées) ;
  • une densité relativement faible du bâti (environ 30 logements à l’hectare, bien que ce point ne soit jamais mentionné, mais seulement déduit) ;
  • la présence d’équipements publics situés au centre de la ville (parcs, galeries de commerces, lieux culturels) ;
  • la maîtrise des actions des entrepreneurs économiques sur l’espace urbain : Howard est un partisan de la liberté d’entreprendre tant que l’activité ne nuit pas à l’intérêt collectif. La présence ou non d’une entreprise dans la ville est validée ou refusée par les habitants via la municipalité.

Source : Wikipédia

Les photos : À la une : une maison dans le lotissement de Beaumanoir – une photo Jean-Pierre Dubois / Pierre Sudreau à Blois : photo source Wikipédia / “le lotissement de Sans Souci”, une photo de : astudejaoublie.blogspot.com / “le village du Merlier”, une photo de Sylvie Denante, drac paca crmh, 2000 / “Lotissement de Beaumanoir” à Fondettes – Une maison jumelle des années 60 : photo Christine Baudoin / “Lotissement de Beaumanoir” à Fondettes – La Pointe d’Aube : photo Christine Baudoin

L'auteur : Xavier Guillon

Rédacteur en chef et en os et profiteur d’espaces, il aime l’urbain et le crie haut et fort. En secret, il rêve de nature et prend régulièrement les chemins vicinaux.

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