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Lire la rue - Photo Gaspar Païva

[À livre ouvert] Espèces d’espaces – Georges Perec

C’est de l’espace de la page blanche à l’espace du vide sidéral, en passant par l’espace urbain et nos espaces quotidiens que Georges Perec nous parle. Au fil des pages, il nous aide à passer dans ses “Espèces d’espaces” écrits dans un souci d’observation, raisonné et poétique.

Pour lui, “l’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement…), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. C’est à partir de ces constatations élémentaires (nous dit Georges Perec), que s’est développé ce livre, journal d’un usager de l’espace.”

Avec une grande méthode d’observateur pointu, tous les espaces sont les uns après les autres disséqués dans un ordre que l’homme pratique naturellement : le lit, la page, la chambre, l’appartement, l’immeuble. Et puis lorsqu’il arrive dans la rue, il nous propose les « travaux pratiques » qu’il s’impose.

Travaux pratiques

“Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.

S’appliquer. Prendre son temps.

Noter le lieu : la terrasse d’un café près du carrefour Bac-Saint-Germain

L’heure : sept heures du soir

La date : 15 mai 1973

Le temps : beau fixe. Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?

Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.

Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.

La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu’ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d’habitation et les bâtiments officiels.

Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n’y a pas de magasins d’alimentation. Ah si ! Il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché.

Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu’on le connaît, parce qu’il est au soleil, parce que c’est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne dire, ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. On n’a encore rien regardé, on n’a fait que repérer ce que l’on avait depuis longtemps repéré.

S’obliger à voir plus platement.

Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas de la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures.

Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres.

Noter l’absence des taxis alors que, précisément, il semble qu’il y ait de nombreuses personnes qui en attendent.

Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins.

Déchiffrer un morceau de ville, en déduire des évidences : la hantise de la propriété, par exemple. Décrire le nombre des opérations auxquelles se livre le conducteur d’un véhicule automobile lorsqu’il se gare à seule fin d’aller faire l’emplette de cent grammes de pâtes de fruits :

— se garer au moyen d’un certain nombre de manœuvres

— couper le contact

— retirer la clé, déclenchant ainsi un premier dispositif antivol

— s’extirper du véhicule

— relever la glace de la portière avant gauche

— la verrouiller

— vérifier que la portière arrière gauche est verrouillée ; sinon : l’ouvrir

relever la poignée de l’intérieur claquer la portière

vérifier qu’elle est effectivement verrouillée.

— faire le tour de la voiture ; le cas échéant, vérifier que le coffre est bien fermé à clé

— vérifier que la portière arrière droite est ver‑rouillée ; sinon, recommencer l’ensemble des opérations déjà effectué sur la portière arrière gauche)

— relever la glace de la portière avant droite

— fermer la portière avant droite

— la verrouiller

— jeter, avant de s’éloigner, un regard circulaire comme pour s’assurer que la voiture est encore là et que nul ne viendra la prendre.

Déchiffrer un morceau de ville. Ses circuits : pourquoi les autobus vont-ils de tel endroit à tel autre ? Qui choisit les itinéraires, et en fonction de quoi ? Se souvenir que le trajet d’un autobus parisien intra-muros est défini par un nombre de deux chiffres dont le premier décrit le terminus central et le second le terminus périphérique. Trouver des exemples, trouver des exceptions : tous les autobus dont le numéro commence par le chiffre 2 partent de la gare Saint-Lazare, par le chiffre 3 de la gare de l’Est ; tous les autobus dont le numéro se termine par un 2 aboutissent grosso modo dans le 16e arrondissement ou à Boulogne.

(Avant, c’était des lettres : l’S, cher à Queneau, est devenu, le 84 ; s’attendrir au souvenir des autobus à plate-forme, la forme des tickets, le receveur avec sa petite machine accrochée à sa ceinture…)

Les gens dans les rues : d’où qu’ils viennent ? Où qu’ils vont ? Qui qu’ils sont ?

Gens pressés. Gens lents. Paquets. Gens prudents qui ont pris leur imperméable. Chiens : ce sont les seuls animaux visibles. On ne voit pas d’oiseaux — on sait pourtant qu’il y a des oiseaux — on ne les entend pas non plus. On pourrait apercevoir un chat en train de se glisser sous une voiture mais cela ne se produit pas.

Il ne se passe rien, en somme.

Essayer de classer les gens : ceux qui sont du quartier et ceux qui ne sont pas du quartier. Il ne semble pas y avoir de touristes. L’époque ne s’y prête pas, et d’ailleurs le quartier n’est pas spécialement touristique. Quelles sont les curiosités du quartier ? L’hôtel de Salomon Bernard ? L’église Saint Thomas-d’Aquin ? Le n° 5 de la rue Sébastien-Bottin ?

Du temps passe. Boire son demi. Attendre.

Noter que les arbres sont loin (là-bas, sur le boulevard Saint-Germain et sur le boulevard Raspail), qu’il n’y a pas de cinémas, ni de théâtres, qu’on ne voit aucun chantier visible, que la plupart des maisons semblent avoir obéi aux prescriptions de ravalement.

Un chien, d’une espèce rare (lévrier afghan ? sloughi ?)

Une Land-Rover que l’on dirait équipée pour traverser le Sahara (malgré soi, on ne note que l’insolite, le particulier le misérablement exceptionnel : c’est le contraire qu’il faudrait faire)

Continuer

Jusqu’à ce que le lieu devienne improbable

jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs…

Faire pleuvoir des pluies diluviennes, tout casser, faire pousser de l’herbe, remplacer les gens par des vaches, voir apparaître, au croisement de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain, dépassant de cent mètres les toits des immeubles, King-Kong, ou la souris fortifiée de Tex Avery !

Ou bien encore : s’efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l’enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d’eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface.

En dessous, juste en dessous, ressusciter l’éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie.”

OUI, Espèces d’espaces est avant tout un manuel destiné à tous ceux qui pratiquent l’espace. On le trouve chez tous les bons libraires : édition Galilée – collection L’espace critique

L'auteur : La rédaction

Les rédacteurs et photographes du magazine écrivent des paysages et des horizons.

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