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Dans la rue des Grands Mortiers, à Saint-Pierre-des-Corps (37), lecture d'un paysage marché par l'acteur Philippe du Janerand / un événement organisé par le Polau en 2014

Pour une définition de l’urbano-poétique

Dans une présentation de l’exposition Revoir les villes – Regards sur les Villes invisibles d’Italo Calvino (organisée par la Maison de l’Architecture de Lorraine et la ville de Metz en 2018), je découvre  le terme urbano-poètique. Cette expression définissant pour l’occasion l’œuvre de Calvino exposée comme « l’esquisse de nombreuses pistes de réflexion pour une analyse de la ville », me semble appropriée.

En effet, pour bien comprendre les lieux, il nous faut rechercher quel est  “l’ordre invisible” qui les régit, réfléchir aux règles auxquelles répondent  leurs façons de prendre forme, de prospérer, de s’adapter aux temps, de tomber en ruine, de devenir des paysages en marge.

Au préalable : Urba, Urbanus, Poeta et Poetica, les mots clés.

En latin, alors que le mot urba, désigne la ville, l’urbanus évoque l’urbain, ce qui a rapport à la ville ; ce qui caractérise la ville ou l’habitant de la ville. Le poeta est lui le fabricant, l’artisan, le faiseur, la poetica étant « le travail du poète ». Et ces deux notions nous permettent d’aller vers “une poésie-fabrique”, dont la définition nous est parfaitement rapportée par l’historienne et poète Isabelle Baudelet créatrice de « la Fabrique poétique », un site dédié à la création, l’édition d’instants et d’objets poétiques, et des éditions « La B. » lorsqu’elle écrit : « La poésie, ainsi l’énonce son nom même, est force agissante. Son étymon, ποίησις, dérivé du verbe ποιεῖν (signifiant « faire, créer »), et passé comme tel dans le latin poesis, nous rappelle combien elle s’inscrit dans la fabrication. Le terme d’abord qualifie les ouvrages d’art, des constructions engageant des prouesses techniques, édifices de tous ordres, structures complexes requérant calculs et plans. Elle ajoute : « le passage du sens premier au sens second (qui a prévalu jusqu’à effacer le premier) est très éclairant, et établit la chose suivante : à l’instar des ouvrages manuels ou architecturaux, bâtiments, temples, navires, la poésie, œuvre de l’esprit, confectionne, élabore, opère ».

Une interrogation de nos paysages et de notre urbanité.

Ainsi, l’urbano-poétique  serait alors une façon de percevoir et d’analyser la ville, une manière de déambuler dans l’espace, afin de rechercher les traces d’un temps passé, de son évanescence aussi, et d’en raconter son présent. C’est une introduction à une interrogation plus approfondie de nos villes et de nos villages, de nos paysages et de notre urbanité. Et c’est donc par cette analyse de l’espace que l’urbano-poète  cherche à révéler “les réalités” de notre monde habité, de nous en révéler de nouvelles oubliées, cachées, ou laissées en suspens. C’est ce qu’exprime l’artiste allemande Cornelia Konrads lorsqu’elle nous dit : « pour tous projets d’installation dans des espaces urbains ou en campagne, je cherche l’odeur et le bruit du lieu autant que ses histoires et souvenirs ; mes promenades m’entraînent dans un dialogue étroit avec le lieu, reflétant tout le paysage, l’architecture, la végétation et l’histoire de la région environnante  (1) ».

Observer, scruter, balayer les images et les notes.

Dans cette approche, il s’agirait d’abord d’observer – Et « observer », nous dit Monsieur Larousse, c’est examiner attentivement quelque chose afin d’analyser, de comprendre, d’étudier – pour ensuite scanner ce qui a été noté, c’est-à-dire scruter, balayer les images et les notes prises.

La photographe plasticienne Christine Baudoin, dans la présentation du projet “Histoires-délimitées, Fondettes entre clichés et légendes” – une proposition d’un Etat des lieux de la ville, de son patrimoine, de ce qui en fait son histoire… et par là de ce qui a disparu, de ce qui va disparaître, de ce qui va naître et parfois renaître. Un projet abouti en décembre 2018 (2) – le souligne : « dans ce projet, nous avons choisi d’être des scientifiques ; nous avons scruté les images, les avons balayées de notre regard. Et puis nous les avons étudiées pour tenter de les comprendre. […] Nous aurions pu nous arrêter là… mais nous avons aussi rédigé un carnet de bord, dressé une carte pour y placer tous ces éléments indispensables à la navigation urbaine ; une carte qui permettra à chacun de se situer et de se diriger dans “un autre Fondettes” ; dans un parcours qui racontera les transformations  qui ont façonné la ville. Chaque cliché est une radiographie, une écho-photographie, une image résonnante d’une évanescence de la ville ».

Travailler des fragments discontinus de quotidien pour construire un récit.

L’urbano-poète travaille sur des fragments discontinus de quotidien, des éclats épars de vécu. Il interroge notre propre rapport aux villes et notre façon d’habiter. Il observe les pratiques de la vie quotidienne qui animent ou contestent les espaces à vivre. Il se concentre sur les aspects les plus banaux et quotidiens de la ville tels qu’ils sont vécus quotidiennement par ses habitants ; sur leurs perceptions physiques et sensibles. Il en écrit le script. Là encore pour illustrer le propos, je note le travail de l’artiste canadienne Larissa Fassler installée aujourd’hui à Berlin, qui dans un de ses projets cartographie les espaces de la ville, ou plutôt les pratiques de la vie quotidienne qui animent ou contestent ces espaces. Sur ses cartes, comme je l’écrivais dans un article rédigé en décembre 2020 (3) de nombreuses inscriptions, comme pour celle qui concerne “la Concorde” à Paris où est noté le nombre de personnes qui traversent le pont, le nombre de vélos, la météo, où les punks sont assis, où les gens urinent, où le vendeur illégal de cigarettes cache ses marchandises, quand les voitures de police sont arrivées, combien coûte une bière et des saucisses, ainsi que les horaires de train, vélos, enseignes, plaques, règlements, panneaux d’affichage, affiches, graffitis et autocollants, photos d’événements historiques qui ont eu lieu sur le site , articles de journaux, projections de coûts pour le réaménagement des sites, rapports municipaux, rapports sur la criminalité et même romans. C’est une véritable fiche de synthèse du lieu observé.

Bien d’autres, auteurs, urbanistes, paysagistes, architectes et artistes pratiquent cette démarche d’interroger notre rapport aux lieux. Georges Pérec en est assurément (Ses ouvrages Espèces d’espaces ; Lieux). Je note encore le travail de l’architecte Bénédicte Mallier, “Ici comme ailleurs(4), qui raconte sa résidence dans le quartier des Pommeraies à Laval et qui décrit sa démarche : « Errer, observer, entendre, sentir, ressentir, et sans arrêt faire des choix. Aller où, par où, dessiner quoi, pourquoi, comment, photographier quoi, pourquoi, comment. Montrer sans mentir. Raconter sans trahir ».

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L'auteur : Xavier Guillon

Rédacteur en chef et en os et profiteur d’espaces, il aime l’urbain et le crie haut et fort. En secret, il rêve de nature et prend régulièrement les chemins vicinaux.

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