Et si la Muette n’était pas si muette

Sur le même thème

Une invitation à la lévitation dans le paysage de Kalø Vig

6 octobre 2022

Sous la baguette de l’architecte Illya Rastvorov, un dépôt bien usé de Copenhague reprend vie

30 août 2019

Le “Carraig Ridge Fireplace” est un “coin du feu” au bord d’un lac

17 avril 2019

Conçue par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods et édifiée au début des années 30, à la demande d’Henri Sellier, fondateur et administrateur de l’un des premiers offices publics d’habitation à loyer modéré (HBM), la « cité-jardin » de la Muette à Drancy, d’un confort rare à l’époque, publiée dans les revues d’architecture, fait beaucoup parler. C’est en France le premier grand ensemble construit pour l’amélioration de l’habitat des populations défavorisées en réponse à la demande du gouvernement de Léon Blum. La Muette exprime alors la réalisation d’un rêve, d’une cité jardin ouvrière …

Un îlot placé au milieu d’une plaine…

Mais déjà tous les urbanistes ne sont pas du même avis. Et l’ingénieur urbaniste Maurice Rotival écrit en 1935 dans la revue  » L’architecture d’aujourd’hui  » : « c’est un îlot placé au milieu d’une plaine dans laquelle on ne sent aucun plan général reliant les nouvelles constructions à l’agglomération parisienne. On cherche vainement les autostrades, les terrains de jeux, les réserves boisées ». Pour Maurice Rotival, la cité de la Muette n’est qu’un îlot favorisant la mise au ban d’une population à concentrer au-delà de la ville. Le ton est donné, dès le 14 juin 1940, la cité de la Muette deviendra un camp, un lieu d’internement et de transit. Rien ne devra plus empêcher La Muette de parler. Elle a tant de choses à raconter.

… Sans conséquence, dites-vous ?

Pourtant, dans la période de reconstruction d’après-guerre, personne ne l’entend gémir. Dans un contexte de crise du logement, la partie de l’ensemble immobilier de la Cité de la Muette à Drancy que constitue le bâtiment en U ayant servi de camp, est réhabilitée pour être réoccupée par des locataires sociaux. Dans ce choix politique, une conséquence humaine pourtant reste en errance ; car comment vivre dans des lieux identifiés par le reste de la société comme porteur d’horreurs ineffaçables ? La Muette reste pour l’écrivain Yannick Haenel, le reflet d’un refoulement de l’histoire et d’un  » Etat de police  » toujours présent. Interrogé sur l’évolution de la cité la Muette et sur l’abandon dont elle fait l’objet, il répond à la journaliste Cécile Guérin : « Je me suis très simplement demandé comment il a été possible, après la guerre, qu’on reloge des gens à l’endroit même où d’autres avaient été internés ; comment, par quelle décision, on passe du camp au logement d’habitation. Est-ce que ça a eu lieu comme si de rien n’était ? »

Je gueule à perdre haleine

Cet acte insensé, des artistes l’ont immédiatement compris. Et plus tard encore, ils n’ont pu oublier les cinq cent habitants qui vivent encore dans le U de la cité de La Muette. Dans son album  » Fin de siècle  » publié en 1999, le chanteur Jean Guidoni en a exprimé la douleur dans sa chanson  » J’habite à Drancy  » :

« Moi J’habite à Drancy À la cité de la Muette

On peut dire que j’ai d’ la chance

Cité de la Muette tu parles mais pas muette pour tout l’ monde

Si seulement une nuit j’ pouvais vraiment dormir

S’il n’y avait pas toujours ces drôles de voix qui grondent

S’il n’y avait pas ces murs à sans arrêt gémir

Qu’est-ce qu’elle a cette baraque à grincer comme un brick

Qu’est-ce qui peut bien comme ça devoir la tourmenter

La faire pleurer de tous ses moellons et de ses briques

Et me faire somnambule dans mon F3 hanté

Ce soir je ne veux plus d’ pleurs

J’ai trop besoin d’ silence

Et me voilà dans la nuit

A faire la chasse au bruit

Frappant avec violence

Mon vieux papier à fleurs

Montrez-vous les fantômes

Que je gueule à perdre haleine

Mais soudain j’ne chante plus

Heurté comme par un flux

Par une marée humaine

Un effarant monôme

Et voilà qu’je commence

À mieux voir des silhouettes

C’est ceux qui campent ici

Dans mon F3 de Drancy

A la cité d’ la Muette

Vous parlez d’un coup d’ chance … »

(Paroles de Pierre Philippe / Musique de Philippe Dubosson)

Faudrait-il effacer La Muette, que l’on ne pourrait seulement en biffer la trace !
Aujourd’hui, la cité de La Muette survit d’un déficit de réflexion, d’une ambiguïté qui reste à corriger, qu’il est urgent de corriger. « La situation de la Cité de la Muette à Drancy et surtout celle de ses habitants, ne peut pas rester celle d’aujourd’hui » avertit l’architecte urbaniste de l’Etat, Anne Bourgon.

Illustration à la une : Visuel du documentaire “Cité de la Muette” de Jean-Patrick Lebel sorti en 1986, créé par le collectif “Au fond, à gauche” pour sa ressortie en livre-dvd, en janvier 2020 – Photos : fonds Lods / cité de l’architecture.