Des casemates sur cette plage de Leffrinckoucke, il y en a des dizaines qui s’écroulent, s’effritent, se désagrègent avec l’érosion marine, les mouvements de dunes, les vents… Ils sont le souvenir d’une guerre de plus, d’une guerre ici. Mais c’est seulement l’un de ces blockhaus qui nous intéresse. Ce bunker a pour nom “Réfléchir”. Il est un “retournement-détournement” dû à l’artiste Anonyme, qui a eu l’audace de faire disparaître une trace de la Seconde Guerre Mondiale tout en la révélant.
En 1944, les Allemands bâtissent le mur de l’Atlantique. En 2014, Anonyme engage son travail pour “la mémoire et l’histoire”, une installation qui a été présentée le 9 mai 2015, soit 70 ans après la libération de Dunkerque. Pour réussir ce projet, il fallait bien évidemment d’abord être un enfant du pays, un de ces enfants qui ont joué dans les dunes, qui se sont cachés dans les blockhaus, qui se sont pleinement appropriés l’espace et qui n’ont alors aucun scrupule à détourner quelques morceaux de patrimoine au profit d’un cri qui devra devenir un message. Il fallait aussi réussir à transformer une transgression, en secret de polichinelle. Cela s’est fait avec simplicité et même avec sincérité. Très vite d’autres anonymes ont livré la matière première et l’ont régulièrement déposée “ dans la cour du 426, digue de Mer, à Leffrinckoucke, face au poste de secours” comme convenu. Et puis, aidé d’une amie artiste, Anonyme les a cassés, collés. En 2015, le blockhaus est recouvert d’éclats de miroirs. L’œuvre est officialisée.
D’abord, construire une lumière qui éclaire et qui propose
Mais tout cela n’est que le début d’une histoire. L’important, est le présent du blockhaus. On sait qu’il est aujourd’hui bien plus qu’un encombrant monolithe, puisque les marins s’en servent de balise, que beaucoup de touristes et d’habitants de Dunkerque viennent s’y faire photographier, et que son nom s’entend maintenant au propre comme au figuré. Eh oui, en s’approchant de Réfléchir, l’œuvre d’Anonyme, on entend particulièrement bien son nom qui nous amène à faire tourner, renvoyer dans d’autres directions la lumière, cette lumière qui nous éclaire et qui propose. On comprend que “réfléchir” s’entend d’abord pour réfléchir la mer, la dune, à chaque instant différentes, et les transcrire, comme le permet un kaléidoscope façonné d’un nombre fini de miroirs autorisant un nombre infini de combinaisons. Ainsi par simple jeu de réflexion de la lumière, le blockhaus illustre comment quelque chose de nouveau se crée par un simple réagencement de ce qui était. Réfléchir affirme alors les liens indissociables entre permanence et changement, appartenance et différence, identité subjective et identité prescrite.
Capter des morceaux de réalités
Mais aussi, le recouvrement de l’ouvrage militaire par une mosaïque de miroirs permet de capter des éléments de notre propre identité et des morceaux de réalité. “Le blockhaus est alors source d’illusion, mais aussi de prise de conscience. Il devient un opérateur d’échanges entre le spectateur et son environnement”. Il devient un objet qui interpelle et qui questionne. “Les miroirs reflètent l’horizon marin, image de l’avenir. Ils nous renvoient aussi notre propre image pour nous rappeler notre pleine responsabilité”. Il réfléchit notre “je”, notre “moi”, notre “nous” et nous engage à y réfléchir. Réfléchir pour transformer, changer ce qui nous parait inatteignable, inaccessible. Réfléchir pour permettre au passé d’éclairer notre présent, pour redonner du sens.
Le blockhaus est devenu un phare pour les marins, un point de repère cartographique que l’on dénomme amer, et bien plus encore puisque les miroirs se voient de la mer, du ciel et de la terre… Un rayonnement qui traverse même les frontières puisqu’il se voit de Nieuport en Belgique.
Réfléchir pour rendre présent
Pour l’artiste, grâce aux miroirs qui en sont la nouvelle peau, “cette architecture lourde, massive, presque immobile devient une surface mouvante qui lui permet de se faire oublier, de se camoufler. Mais en disparaissant, la construction révèle les ombres”. Jusqu’alors écartés de la ville et de la mémoire, par la mise en miroirs d’un des leurs, les blockhaus redeviennent visibles et sont l’expression d’un passé toujours présent. “ J’ai voulu dresser contre l’entêtement hostile du béton, la fragilité du miroir brisé ; changer ce vestige, un document de la seconde guerre mondiale, en monument pour notre mémoire(…) Le miroir ici réfléchit ce qu’il a abandonné : la nature qu’il est en train de détruire”, le monde et l’homme avant tout.
Réfléchir est un monument solaire, un “contre espace” dédié à la victoire de la création sur la destruction. Réfléchir d’Anonyme est un message à l’homme qui à trop se regarder se perd dans son propre reflet, au point de s’y enfermer.
Le projet sur le web : http://anonymeuntitled.wixsite.com/blockhaus
Voir sur youtube
Réfléchir teaser– Réalisation Anonyme : https://www.youtube.com/watch?v=a76v48Bs3ks&feature=youtu.be
Anonyme à Dunkerque – Eclats de miroir – Réalisation Hans Van Snick : https://www.youtube.com/watch?v=L3k1EHTgtiE
Mais 6 ans après sa création, “Réfléchir” est en cours de démontage, et le 20 juin 2020, à 23H43 l’artiste écrit : « C’est avec le solstice d’été que je vous annonce la fin du projet “Réfléchir”, et le crépuscule du blockhaus-miroir.
Commencée clandestinement en mars 2014 et intégralement auto-financée, sans aucun soutien public ni privé, cette installation aura éclairé la plage de Leffrinckoucke, près de Dunkerque et son Histoire durant un peu plus de 6 années.
Ce monument solaire, œuvre pharaonique, a nécessité 4000 heures de travail. Je l’ai restauré chaque année depuis son achèvement en septembre 2015, après un an et demi de travaux.
L’œuvre disparaîtra comme elle est apparue dans l’espace naturel des Dunes de Flandre, peu à peu, morceau de miroir après morceau, vous laissant l’occasion de la (re)découvrir un dernier été.
Depuis 2015, ce sont près de 500 heures et autant de cartouches de colle qui étaient nécessaires chaque année à la restauration de cet édifice gigantesque de 350m². Ne pouvant continuer indéfiniment à entretenir seul cette œuvre, et engagé dans d’autres projets, je me vois aujourd’hui contraint d’y mettre terme.
Outre quelques coups de soleil et du sable plein les poches, je ne garde de cette incroyable aventure artistique mais aussi humaine que de bons souvenirs et vos nombreux retours, les multiples manières dont vous vous en êtes appropriés m’ont beaucoup touché. J’ai vu ainsi passer des centaines de photographies, des vidéos, des peintures, des textes dont certains absolument magnifiques.
Ces interprétations de « Réfléchir », autant de traces du passage de cette œuvre sur le littoral, je souhaiterai à présent les regrouper avec en tête la publication (physique ou numérique) d’un ouvrage. Je lance donc un appel aux centaines de photographes (professionnels ou amateurs), vidéastes, peintres, écrivains qui ont immortalisé cette installation afin qu’ils envoient leurs « réflexions » à : anonymeuntitled@gmail.com avant l’équinoxe d’automne, le mardi 22 septembre 2020 à 15h30.
Je vous souhaite à tous un très bel été !
Anonyme »