Dans l’Express, “Un philosophe très constructif ”
Un article de Jean-Sébastien Stehli, publié le 27/09/2007
Dans un livre délicieux et érudit sur l’architecture, Alain de Botton, petit cousin inspiré de Roland Barthes, montre pourquoi la beauté peut rendre heureux.> Lire les premières pages
Si l’on en croit Alain de Botton, le bonheur (ou le malheur) tient à de tout petits riens – une simple trace de doigts sur un mur, par exemple. Pourtant, le jeune philosophe anglo-suisse reconnaît qu’il n’est pas lui-même un modèle. «Mes deux jeunes enfants ont détruit ma maison, confie-t-il, amusé. J’aspire à la beauté, mais, au bout du compte, je suis prêt à faire des compromis.» Dans son dernier livre, L’Architecture du bonheur, Botton reprend sa recherche, poursuivie de livre en livre depuis sa Petite Philosophie de l’amour, publiée il y a treize ans, écrit lorsqu’il avait tout juste 22 ans: comment mener une vie harmonieuse. Cette fois, il s’interroge sur le pouvoir de l’architecture. «L’espace autour de nous est l’un des facteurs de cette bonne vie», explique-t-il. Ceux qui douteraient de l’influence de l’architecture sur notre personnalité, Botton les renvoie aux théologiens chrétiens et musulmans. Pour ces derniers, en effet, un bel édifice avait le pouvoir de nous rendre plus vertueux. Plus modeste, l’écrivain préfère cependant la phrase de Stendhal selon laquelle «la beauté n’est que la promesse du bonheur»: la promesse, non la garantie. Pourtant, son pouvoir est bien réel: que ressentons-nous, en effet, dans une maison dont les fenêtres ressemblent à celle d’une prison?
«Si vous demandez aux gens ce qui les rend heureux, ils vous parleront d’esthétique. Or, quelque chose est allé complètement de travers avec l’architecture du xxe siècle, affirme Alain de Botton. Je voulais comprendre ce qui s’était passé.» Notre philosophe s’est donc engagé dans une quête qui a duré plus de trois ans, a lu des centaines d’ouvrages et a voyagé à travers le monde, de l’Islande au Japon et de l’Italie à l’Ecosse, pour trouver une réponse à ses questions. «Ce fut un voyage très solitaire: en philosophie, il y a des traces que vous pouvez suivre, mais en architecture, il n’y avait personne sur qui je pouvais m’appuyer.» L’écrivain évoque Ludwig Wittgenstein, qui avait abandonné l’université pendant trois ans afin de construire une maison pour sa soeur Gretl, à Vienne: «Tu penses que la philosophie est difficile, écrivait Wittgenstein, mais je t’assure que ce n’est rien comparé à la difficulté d’être un bon architecte.»
La vie ordinaire, domaine d’exploration favori Pour Alain de Botton, il est essentiel que tous nous puissions parler d’architecture: sans cela, nous sommes condamnés à rester passifs, tandis que notre environnement est livré à ceux qui le défigurent. Le problème vient de ce que nous n’osons plus porter un jugement, déplore-t-il. «On nous a fait croire que le beau était une notion relative. Je ne le crois pas. Il existe une bonne et une mauvaise architectures.» Nous le savons instinctivement: pourquoi visiterait-on plus volontiers Paris que Detroit, Rome que Francfort? «Un bel immeuble possède beaucoup des qualités d’une personne, affirme le jeune philosophe. Il a de l’équilibre, de l’harmonie, de la grâce, de la symétrie, un peu d’humour. Bien sûr, tout comme il existe différentes façons pour un individu d’être bon, il existe plusieurs manières pour un immeuble d’être beau.»
L’Architecture du bonheur n’est surtout pas un livre nostalgique. Alain de Botton ne préconise pas de revenir à l’architecture du passé. «La beauté ne s’arrête pas aux bâtiments classiques. On ne peut pas aller en arrière. De nos jours, poursuit-il, non sans audace, on a peur, donc on restaure, mais pourquoi restaurer Venise? Peut-être faut-il y renoncer et trouver les règles qui font que Venise est belle.»
Dans ce livre érudit, drôle (comme lorsque Botton parle de l’attrait que peut exercer sur nous la mauvaise architecture), apaisant, poétique (comme lorsqu’il évoque les champs, les vergers et les prairies qui constituaient le territoire de Londres au xviie siècle), le jeune philosophe (36 ans) revient à son domaine d’exploration favori: la vie ordinaire. Ses livres sur l’amour, l’art de voyager, Proust ou encore notre estime de nous-mêmes sont une sorte de catalogue de nos angoisses. Mais il n’est jamais dogmatique. Il peut ainsi avouer le réconfort que lui apporte le décor kitsch du Queen Mary, avec ses tapis mauves et son abondance de clinquant, après trois jours en mer où la seule couleur qui s’offre au voyageur est le gris du ciel et de la mer. Il reconnaît aussi que l’architecture peut nous manipuler, «tout comme un tableau de Vermeer, qui est une forme de propagande pour la vie domestique».
«Je ne veux pas être un auteur inaccessible, c’est trop facile» Alain de Botton, rejeton d’une riche famille suisse, transplanté à l’âge de 8 ans dans une public school anglaise (ce qui lui a laissé une aversion profonde pour le style gothique en architecture), est un admirateur de Barthes. Il aime chez lui la capacité de s’intéresser à des sujets que la philosophie a pris l’habitude d’ignorer. «J’adore les sujets qu’il choisit, mais je n’aime pas la manière dont il les traite», relève-t-il toutefois. Trop incompréhensible pour, lui dont la pensée et l’écriture sont limpides. «Je ne veux pas être un auteur inaccessible, c’est trop facile», lance-t-il. Et d’évoquer aussi Nietzsche, qui s’est intéressé – notamment – à l’influence des légumes trop cuits sur le caractère du peuple allemand. «Voilà un homme très sérieux qui passe beaucoup de temps à réfléchir à de petites choses.»
Ironie: si l’architecture peut nous aider à accéder au bonheur, un bel édifice peut aussi nous faire pleurer, parce que la perfection que l’on observe n’est pas à notre disposition dans la vie quotidienne. La vertu de ce livre est de nous montrer que quelques pierres et un toit nous permettent de recréer notre paradis sur terre. A condition d’y mettre un peu de beauté.