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Alexis Pernet en "arpentage" dans le Marais Poitevin - Photo Xavier Guillon le 25 août 2022

[À livre ouvert] À la rencontre du mot “ rang” dans « Au fil du trait, carnets d’un arpenteur » d’Alexis Pernet

Au fil des traits, carnets d’un arpenteur, ce sont des lectures de paysages, déployées à la surface du dessin et du récit, conduisant à interroger la forme des projets qu’il s’agit aujourd’hui de poursuivre, pour faire face à de nombreux défis posés par nos environnements.

« Le parcours, nous dit le géographe et paysagiste Alexis Pernet, est une composante essentielle de l’activité paysagiste. “Partir sur le terrain”, activité partagée avec les géographes et les ethnologues, est l’une des opérations fondatrices du projet de paysage quelles qu’en soient l’étendue et la problématique (…) »

À la lecture de ses carnets, je marche dans ses pas

Aux pages 26 et 27, l’horizon du fleuve dans « Au fil du trait, carnet d’un arpenteur » d’Alexis Pernet

J’arpente un petit morceau du Saint-Laurent, je suis avec Alexis Pernet sur le bord du Magtogoek, le Chemin qui marche, comme on désigne le fleuve en algonquin. J’ai relevé quelques paysages déjà ; j’entends parfaitement ses mots lorsqu’il écrit dans son carnet : « je me trouve face à une étendue concédée, exploitée morceau par morceau, à une dimension industrielle. Une étendue vivante aussi, dont les mécanismes s’apparentent à une reconquête, et traduisent un état transitoire qui n’est pas celui d’une forêt climacique, ni celle d’une forêt composée. Le bout du monde, ici, est une rencontre avec une nature d’après, qui renvoie à un milieu originel, perdu […] » Il me raconte l’histoire d’un paysage, de ceux qui, de France, sont venus l’habiter dès le XVIe siècle. Pour conclure, il ajoute : « Demi-tour. Comme une dernière alternative, il reste à revenir aux rangs, à leur horizon propre : celui qui court au bout d’une route qui ne semble pas s’interrompre, ouverture dans le champs proche, familier, de l’espace habité, point de fuite entre un bord et un bout, où s’est logée la grandeur de ces paysages laurentiens ».

J’entends de nouveaux mots, je remarque le mot rang

Dans ces quelques lignes, tout est là, le fleuve et l’organisation spatiale mise en place par les nouveaux colons. Je remarque le mot “rang”, un mode de division foncière que l’on rencontre ici au Québec et qui serait originaire de France. Je suis avec un de ces mots qui font paysage qu’on ne peut  pas oublier. Je cherche à le comprendre mieux et j’ouvre quelques ouvrages. Je lis différents articles du géographe français Pierre Deffontaines (Le rang : type de peuplement rural du Canada français, in Proceedings du Congrès de l’Union géographique internationale, Washington, pp. 723-726, 1952 ; et Le rang, type de peuplement rural du Canada français, Cahiers de géographie, Université de Laval, Québec, n°5, 1953,…) qui m’apprennent qu’en suivant l’axe du fleuve et de ses affluents pour occuper et aménager l’espace, les colonisateurs ont donné naissance à une forme originale de cadastre, le rang, qui marque encore aujourd’hui le paysage et la culture du Québec : que depuis le front d’eau ou front de côte (ou encore le fronteau), on défrichait. Depuis le fleuve et les rivières, on “faisait de la terre”.

Ce qu’il faut ajouter pour mieux comprendre le terme, c’est que ces rangs sont positionnés le long des cours d’eau, qui étaient les seules voies de communication de l’époque, que les concessions sont en forme de rectangle très allongé (env. 200 m sur 2 000 m), qu’elles sont placées perpendiculairement par rapport au cours d’eau, et que d’autres rangs peuvent par la suite être bâtis parallèlement au premier et être joints à celui-ci par une “montée(1). Les terres concédées étant très étroites et profondes, les maisons ne sont distantes que de 200 m le long de la voie publique, ce qui facilite l’entraide. Une unité concédée se caractérisait par une subdivision en trois parties : en front de cours d’eau, la maison et les bâtiments adjacents aux pâturages; puis les terres en culture; enfin le boisé, si possiblement en tout ou partie érablière.

Quant à l’origine du mot, le géographe français André-Louis Sanguin nous la donne dans son article « Les origines normandes du rang canadien-français, quelques éléments de géographie historique » (Études Normandes  Année 1978  27-1-2  pp. 7-20) dans lequel il précise que celui qui aurait mis en place le système dès 1634 était Robert Giffard qui était originaire de la Ferté Vidame en Thymerais, un pays voisin du Perche. Pourtant il note : « Dans un vieux pays comme la Normandie, l’homme habitant a toujours précédé l’arpenteur. Or au Canada français, ce fut l’arpenteur qui précéda le colon. En ce sens, le rang est beaucoup plus le point de vue des arpenteurs que celui des colons. Ces modèles théoriques de partage des terrains ont été parmi les éléments structurels majeurs des paysages ruraux québécois, acadiens et franco-manitobains ». Deffontaines, lui, en 1953 note que le mot rang était utilisé au XVIIe siècle en Saintonge, en Poitou, en Normandie et en Picardie.

  • (1) Montée (n. f.) : Au Québec, c’est le chemin qui relie le chemin de front du premier rang à celui du second rang. L’origine de cette appellation provient probablement de ce que le premier rang étant généralement situé plus près du rivage, il fallait alors littéralement « monter » pour accéder au second rang. L’Office québécois de la langue française donne pour définition : Voie de communication en pente généralement longue et peu accentuée, surtout située en milieu rural, conduisant à un lieu déterminé.

L’ouvrage : Au fil du trait – Carnets d’un arpenteur / Alexis Pernet

Et si l’avenir des paysages se décidait dans le soin que l’on met à les regarder, à les comprendre et à les saisir comme lieu de dialogue ? C’est l’hypothèse filée tout au long de ce livre. Ici, le carnet de croquis, technologie modeste, ne se contente pas de porter la trace d’une expérience passée. Il constitue l’amorce d’un cheminement qui interroge aussi bien l’histoire que les transformations parfois complexes qui attendent nos paysages. Ces carnets se présentent comme un arpentage vagabond, du plus anthropisé au plus sauvage des sites. Des routes d’Amérique du Nord aux replis du Massif central, du littoral normand au Marais poitevin : au-delà des multiples traversées s’affirme une exigence centrale, celle de retrouver le goût du contact direct avec le monde. « Dessiner est une manière d’entrer dans une relation très étroite, et singulière, avec ceux qui peuplent et fabriquent le paysage. Ils me parlent, à l’arrière de chaque trait. Et je leur parle, à mon tour, directement ou indirectement lorsque j’exerce mon métier. »

L’auteur, Alexis Pernet est géographe, paysagiste, dessinateur et enseignant-chercheur. Ses travaux portent sur l’exploration du grand paysage, une échelle de projet que les paysagistes ont investi pour répondre aux enjeux d’aménagement du territoire et de planification régionale. Lui l’arpente, s’y immerge, carnet en main, attentif à ce qui fait du paysage une ressource, un appui essentiel pour nos sociétés. Il enseigne à l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles. Au sein du Larep (Laboratoire de recherche en projet de paysage), il co-dirige des recherches sur le territoire de la vallée de la Seine, de Paris à la mer, dont est issu le livre Plus grand que la Seine, acteurs en réseau, paysages en projets (Parenthèses, 2021). Il vit dans le Marais poitevin, où il prolonge ses travaux en intimité avec un territoire marqué par de fortes controverses environnementales. Editeur Parenthèses Editions / Collection La nécessité du paysage / Date de parution 14/10/2021 ISBN 978-2-86364-415-7

L'auteur : Xavier Guillon

Rédacteur en chef et en os et profiteur d’espaces, il aime l’urbain et le crie haut et fort. En secret, il rêve de nature et prend régulièrement les chemins vicinaux.

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