“Il n’est plus temps de se demander si la personnalité juridique des éléments non-humains est légitime ou non. Dans cette époque de violente destruction des espèces, des écosystèmes, de la biodiversité, il s’agit simplement de définir comment nous devrons au mieux défendre leurs droits” Christopher Stone
D’octobre 2019 à décembre 2020, une expérience collective originale appelée « Les auditions du Parlement de Loire » s’est déroulée en Touraine. Face au constat de la crise bioclimatique et de menaces s’exerçant sur la Loire, ses milieux et ses paysages, et conscient d’un nécessaire changement dans nos manières d’habiter le monde et dans nos relations avec les non humains, l’écrivain et juriste Camille de Toledo a réuni une commission pluridisciplinaire. Sous l’impulsion du POLAU (Pôle arts & urbanisme), une structure tourangelle associant création artistique et réflexion sur l’urbanisme, un cycle d’auditions a été mis en place. Ensuite, cette expérience a été mise en récit par l’écrivain et a donné lieu à la publication d’un ouvrage en 2021 (1) qui est considéré par la commission Parlement de Loire comme le socle pour penser de nouvelles institutions qui pourraient advenir un jour.
Des auditions pour définir comment un fleuve pourrait avoir des droits
Au cours du cycle d’auditions, des scientifiques, des archéologues, des anthropologues, des philosophes, des chercheurs et chercheuses, des artistes et des juristes ont été invités à livrer leurs réflexions sur les possibilités pour la Loire de siéger et d’être entendue dans des assemblées ou dans des instances humaines chargées de sa gestion. La question principale portait sur les moyens de donner la parole au fleuve afin qu’il puisse s’y exprimer en son nom propre, en tant qu’écosystème à part entière et entité vivante, non humaine, indivisible, et pour qu’il puisse y discuter de ses usages, témoigner de dommages subis et défendre, le cas échéant, ses propres intérêts. Avec la possibilité ainsi donnée à la Loire d’intenter des actions en justice, il est apparu qu’il fallait aussi réfléchir aux conditions dans lesquelles des entités naturelles comme un fleuve pouvaient aussi avoir des droits et accéder à la personnalité juridique.
Des droits pour donner la parole au fleuve
À première vue, l’idée de donner à un fleuve des droits et de le reconnaître comme une personne au sens juridique paraît complètement farfelue. D’aucuns la considèrent comme incongrue, romantique, utopique, surréaliste et irréalisable au point de vue de la technique juridique. Pourtant, cette idée s’inscrit dans un grand mouvement de réflexions engagées depuis déjà des dizaines d’années ; elle a même commencé à se concrétiser dans différents pays du monde depuis la fin des années 2000. On s’accorde pour situer en 1972 le point de départ de ces réflexions avec la parution d’un article du juriste américain Christopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, traduit et publié en France en 2017 (2). Il y évoque la possibilité d’accorder des droits à la nature en s’appuyant sur le cas d’arbres multimillénaires menacés par un projet de la Compagnie Walt Disney, une affaire qui avait fait l’objet d’un procès devant la Cour suprême. Pour ce juriste, si les arbres devenaient des sujets de droit, ils pourraient alors intenter une action en justice en leur nom propre par l’intermédiaire d’un représentant légal, faire valoir des dommages et demander des réparations en termes financiers à leur seul profit.
Jusqu’à ajouter les droits de la nature dans nos constitutions
Sans véritable écho ensuite, les propositions radicales de Stone ont connu un net regain d’intérêt à la fin des années 1990. Un grand mouvement de revendication pour les droits de la nature s’est développé dans le monde (3). De très nombreux acteurs, comme des chercheurs ou des militants d’organisations pour la défense de l’environnement, face à l’ampleur de la crise bioclimatique planétaire, pensent qu’il faut agir plus vite et autrement (3). On critique alors les approches traditionnelles de la protection, en particulier celles qui se fondent sur le droit de l’environnement. Il faudrait un véritable bouleversement juridique : sortir de l’approche anthropocentrique, ne plus considérer les non humains comme des choses et donner des droits à la nature. On compte aujourd’hui de nombreux états, gouvernements ou collectivités qui ont franchi le cap, ont adopté une conception éco-centrique de la nature et ont octroyé la personnalité juridique à ce qui n’est humain, soit à la nature toute entière, soit à un de ses éléments. Par exemple, l’Equateur a été le premier pays à intégrer les droits de la nature dans sa constitution en 2008, suivi en 2009 par la Bolivie. On a reconnu en 2017 des droits à un des trois plus grands fleuves de Nouvelle Zélande, le Whanganui. Et ce mouvement continue. On peut souligner également que cette question des droits de la nature est prise en considération par diverses organisations ou institutions (ONU, l’UE, l’UICN etc.)
Jusqu’à bouleverser le système juridique français
Alors, si cela est possible ailleurs, pourquoi ne pas bouleverser le système juridique en France et y donner des droits à la nature, en particulier à la Loire ? Est-ce que cela contribuerait à sortir de la crise bioclimatique actuelle et renforcerait la protection de la nature dans notre pays ? Tout cela fait débat actuellement (1), en particulier chez les juristes spécialistes de droit de l’environnement (voir le débat sur cette question entre les juristes Valérie Cabanes et Laurent Neyret dans le Monde daté du 31 mars 2017, en page 22). Grossièrement, il y a deux positions différentes : soit on maintient un statu quo concernant les fondements du droit, soit on opère une véritable révolution juridique. Des partisans de la première position pensent que donner des droits à la nature pour mieux la protéger ne règle rien et que ce n’est pas une question essentielle. En outre, cela pose quelques problèmes au niveau de la technique juridique (représentation, réparations, responsabilités, devoirs etc.) et qu’il vaudrait mieux faire reconnaître davantage les devoirs de l’homme à l’égard de l’environnement et amplifier sa responsabilité écologique (L. Neyret, 2017). Cela pose aussi la question du statut juridique de l’homme par rapport à la nature si elle avait elle aussi des droits. Par ailleurs, on souligne que là où des droits ont été accordés à la nature on rencontre des conceptions et de représentations des relations des hommes au monde naturel qui sont fort éloignées des nôtres. Et on attend davantage de retours d’expérience sur les bascules juridiques récentes et des bilans sur ce qu’elles ont permis de renforcer en matière de protection (3).
Et poursuivre avec des lois inventées dans un esprit moins anthropocentrique
Objectivement, on peut reconnaître que Droit de l’environnement français s’est considérablement étoffé depuis son apparition dans les années 1970. D’aucuns le considèrent même comme très en avance aujourd’hui sur certaines questions. Cependant certains juristes pensent qu’il faut continuer, dans le même cadre juridique, à l’améliorer et l’enrichir encore, à le rendre plus efficace en matière de protection, avec des lois qui seraient conçues cependant dans un esprit moins anthropocentrique. Depuis les années 2000, il y a bien eu effectivement en France des avancées significatives allant dans ce sens et sans que l’on ait eu besoin de reconnaître des droits à la nature. En 2015, le Code civil a reconnu les animaux comme des “êtres vivants doués de sensibilité” et en 2016 on a introduit une nouvelle notion, celle de préjudice écologique qui rend possible la réparation d’un dommage causé à une entité naturelle et à ses fonctions écologiques. La notion de compensation écologique, introduite dès 1976, mais, peu appliquée ensuite, va être réactivée, précisée et enrichie à partir de la fin des années 2000, avec par exemple les lois dites Grenelle I et II et la loi de 2016 “Pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages”. Très récemment, au mois d’août 2021, la loi Climat et résilience a inscrit l’objectif de disparition de toute artificialisation nette des sols en 2050. Outre l’objectif ambitieux affiché par cette loi et le changement de paradigme en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire qu’elle introduit, on y définit clairement l’artificialisation et, surtout, on y reconnaît les fonctions écologiques des sols, qui dès lors ne sont plus considérés comme de simples surfaces à consommer mais de véritables écosystèmes à part entière. De l’autre côté, les partisans d’une révolution juridique qui militent pour les droits de la nature, ne manquent pas d’arguments forts. Tout d’abord, ils considèrent que l’aggravation de la crise bioclimatique planétaire montre très clairement que le droit, avec la conception anthropocentrique dominante, malgré son application depuis les années 1970 et aussi avancé soit-il en matière de protection de l’environnement, a été insuffisant voire inefficace, tant à l’échelle globale que régionale ou locale (3). Il serait déficient car principalement centré sur les seuls humains et leurs intérêts propres, dans un monde naturel considéré comme un ensemble de choses sans personnalité juridique. En reconnaissant des droits à la nature, on ne conditionne plus sa protection à des seuls intérêts humains, car sa valeur intrinsèque est reconnue et l’on peut procéder à des arbitrages entre tous les intérêts en jeu, qu’ils proviennent d’humains ou de non humains. Si on prend l’exemple de la France, les bilans de l’état de son environnement, qui sont publiés régulièrement par l’Etat, montrent que, malgré quelques améliorations dans certains secteurs et une législation de plus en plus contraignante, la dégradation des milieux et des écosystèmes se poursuit. Lois et règlements ont souvent un “train de retard” et il y a encore de nombreux “trous dans la raquette”. Comme le montrent certaines affaires, on privilégie encore trop les intérêts humains, notamment les activités économiques au détriment de la nature, sans parler de l’influence de lobbies (voir par exemple le cas des chasseurs). Le droit de l’environnement apparaît trop sectorisé (l’eau, les plantes, les sols, l’air etc.) alors que la nature est un tout, un ensemble fait de liens et de relations entre les non humains et avec les humains. On protège encore trop partiellement les entités naturelles et seulement en raison de leur utilité ou valeur monétaire, via par exemple la notion de services éco-systémiques. La conception anthropocentrique est encore prégnante ou sous-jacente comme le montre le texte de la loi “Climat et résilience” concernant l’artificialisation : si les sols y sont enfin reconnus comme des écosystèmes et vus selon le prisme de leurs “fonctions écologiques”, ce dont on ne peut que se féliciter, il n’est sans doute pas assez précisé qu’ils ont une valeur intrinsèque et qu’ils ne rendent pas que des services à l’homme. Dans la loi de 2015, si les animaux sont considérés comme des “êtres vivants doués de sensibilité”, ils ne sont pas reconnus comme des personnes : ce sont des choses qui sont soumises au “régime des biens”, d’où une certaine incohérence. Or, sachant aujourd’hui que les animaux partagent avec l’homme bien d’autres particularités que la sensibilité, comme la conscience, l’intelligence, l’empathie, la culture, la coopération etc., ils pourraient fort bien être considérés comme des personnes. Quant à la notion de préjudice écologique, récemment introduite, elle reste encore peu appliquée en raison de difficultés d’ordre technique (qualité et intérêt à agir, preuves à apporter avec expertise et chiffrage des dommages etc.). Reconnue comme une avancée, la compensation écologique fait toutefois l’objet de débats et de critiques : pour certains, c’est au final un droit ou un permis de détruire des milieux naturels et cela accentue une tendance à la monétarisation de la nature. En 2020, la Conférence Citoyenne pour le Climat a proposé l’introduction de crime d’écocide dans le droit pénal, une mesure très forte car la notion de crime était associée à des victimes humaines jusqu’à présent. Cependant, dans le texte final de la Loi Climat et Résilience de 2021, si on a bien introduit la notion d’écocide, le législateur n’a pas voulu assimiler celui-ci à un crime et n’en a fait qu’un délit, certes considéré comme grave, mais de portée symbolique moindre. Il apparaît donc que l’idée d’accorder des droits à la nature n’est pas si farfelue ou si incongrue que cela au vu de la gravité de la crise environnementale et des lacunes du droit. Certes, cela romprait la tradition juridique mais les partisans de cette idée rappellent que le droit n’est pas figé dans le marbre et peut évoluer. Par exemple, l’extension de la personnalité juridique aux personnes morales, comme les associations ou les entreprises, a suscité bien des débats au tournant du XIXème siècle avant d’être finalement acceptée et d’être transcrite dans le droit ensuite. Comme l’a dit un jour Albert Einstein, « on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». On ne peut plus raisonner avec les modes de pensée reconnus comme ayant conduit au désastre écologique que nous connaissons. Il faut donc, avant toute chose, changer notre vision de la nature et de tout ce qui n’est pas humain, en particulier dans le monde occidental où règne depuis plus de deux siècles une ontologie dite naturaliste, fondée sur la séparation nature/culture et une humanité pensée comme hors sol. Notre habitation du monde doit maintenant être fondée sur les liens, les interdépendances avec la nature ; bref, la cohabitation plutôt que la séparation (3). Dans ce nouveau cadre de pensée, le droit pourra connaître alors un changement radical.
C’est déjà commencé, un nouveau droit se construit
En attendant la révolution juridique que d’aucuns appellent de leurs vœux, nombreux sont ceux qui préconisent de commencer par des initiatives citoyennes débouchant sur des actes symboliques comme par exemple la rédaction de chartes, de pactes, d’engagements ou de déclarations, qui pourront ensuite, le cas échéant, alimenter les débats juridiques et la jurisprudence. C’est ainsi que, fin juillet 2021, un collectif d’associations corses, avec l’aide de juristes de l’association Notre affaire à tous, a publié une « Déclaration des droits » du Tavignanu, le deuxième fleuve de la Corse, où un projet d’enfouissement de déchets dans un de ses méandres avait été autorisé malgré de multiples recours juridiques. Dans cette affaire, on voit bien les limites du droit actuel concernant la protection de la nature et de l’environnement. Cette déclaration symbolique, une première pour un fleuve européen, s’inspire beaucoup de l’exemple des droits donnés au fleuve Whanganui en Nouvelle Zélande. Les trois premiers articles de cette déclaration montrent comment pourrait évoluer le droit français. À l’article 1, le fleuve est considéré comme “une entité vivante et indivisible de sa source jusqu’à son embouchure, délimitée par son bassin versant” qui “dispose de la personnalité juridique ». L’article 2 stipule que, en tant que personne juridique, le fleuve possède des droits fondamentaux : le droit d’exister, de vivre et de s’écouler, le droit au respect de ses cycles naturels, le droit de remplir ses fonctions écologiques essentielles; le droit de ne pas être pollué, le droit d’ alimenter et d’être alimenté par des aquifères de manière durable, le droit au maintien de sa biodiversité autochtone, le droit à la régénération et à la restauration; le droit d’ester [ exercer une action] en justice”. Pour ce qui concerne la représentation juridique du fleuve, l’article 3 dit : “Les droits du fleuve Tavignanu pourront être défendus en justice par l’intermédiaire de ses gardiens, agissant comme représentants légaux en son nom”. D’autres collectifs ou associations envisagent de rédiger et publier des déclarations du même type pour les fleuves français, comme la Seine par exemple (voir les réflexions et actions de La Seine n’est pas à vendre). C’est le cas également du collectif du Parlement de Loire qui travaille actuellement sur une Déclaration du fleuve.
Un jour viendra, peut-être, où la Loire, en tant que fleuve et entité non humaine disposant de droits, se constituera partie civile dans un procès contre des humains ou des personnes morales comme une entreprise, une collectivité. Elle sera alors représentée au Tribunal par des « gardiens » du cours d’eau, s’exprimant en son nom, la SEPANT par exemple pouvant en faire partie. Et, ce jour-là, après avoir exposé les faits délictueux et entendu les prévenus, Le Président du tribunal pourra dire : La parole est maintenant donnée à la partie civile, j’ai nommé la Loire.
Alain Dutour / Touraine nature, bulletin n° 55 – décembre 2021, dossier » Les aires naturelles protégées partie 1 « , pp.22-24.
Références et pistes bibliographiques
- de Toledo C., 2021, « Le fleuve qui voulait écrire – Les auditions du Parlement de Loire » (Manuella, Les liens qui Libèrent)
- Stone Christopher, 2017, « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » (Le Passager clandestin)
- Rouleau J., Roy L. et Boutaud B., 2020, « Accorder des droits à la nature : des retours d’expérience qui invitent à la prudence », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Débats et perspectives [en ligne]
- Collectif, 2021, « Relions-nous ! La Constitution des liens, L’AN I » (Les Liens qui Libèrent)
Sur la question des droits de la nature, il existe beaucoup de travaux et articles de réflexions, de nombreux ouvrages sont disponibles. En tapant dans un moteur de recherche « Droits de la nature » ou « La nature a-t-elle des droits ? », on obtient beaucoup de références et de ressources en ligne. On peut également réécouter en podcast ces émissions : La terre au Carré par Mathieu Vidard, France Inter, 9 septembre 2021, La Loire peut-elle devenir une personnalité juridique ? avec l’écrivain Camille de Toledo et la juriste Valérie Cabanes comme invités et « Une journée particulière » par Zoe Varier, 17 octobre 2021, « Les fleuves sont des personnes comme les autres » avec Camille de Toledo.